mardi 3 mars 2009

Parler d'amour ?

Ce soir, au Carré parisien, rue du général Beurré (ça ne s'invente pas !) dans le XVème, je donnais une conférence sur l'amour à destination de jeunes... L'idée ? Interroger la littérature parce qu'elle nous dit la vérité sur l'amour. L'intitulé du cycle : Amour et littérature, un regard chrétien. Au rendez-vous les grands classiques : Denis de Rougemont dans L'amour et l'Occident, Charles Maurras dans Les amants de Venise et René Girard dans le merveilleux Mensonge romantique et vérité romanesque (en Livre de poche). Rien que du classique ! Les œuvres étudiées ? Là c'était plus compliqué, à cause de mon manque de temps chronique (à propos, pardon aux habitués de ce Blog pour mon trop long silence. Au Séminaire français à Rome, toutes les connexions sont sécurisées. Impossible de vous envoyer un petit mot après Minuit, comme ce soir). Disons que j'ai évoqué Tristan et Iseut (après Rougemont dont l'analyse est fine), Balzac : La duchesse de Langeais (un texte puissant sur les amants qui ne se "connectent" jamais), Stendhal : Le Rouge et le Noir, Flaubert : Madame Bovary (et le "bovarysme" cher à Jules de Gaultier) et puis une petite nouvelle de Stefan Zweig, récemment éditée chez Grasset, Le voyage dans le passé : tout Zweig en 60 pages. Pour les contemporains ? L'inévitable Milan Kundera, sans doute le plus grand romancier vivant, un Tchèque qui écrit en français, et qui, dans L'insoutenable légèreté de l'être, propose l'amour comme "thérapie à la limite" face aux emballements du désir.

Que dire sur un sujet si vaste ? La moraline estampillée "catho" pour la circonstance, n'est pas de saison, Nietzsche a raison sur ce point ! On ne soigne pas une plaie béante avec des tisanes. D'où la référence à la littérature. Les grands auteurs de tous bords ne s'y sont pas trompés. ils disent d'ailleurs toujours plus ou moins la même chose. La littérature, René Girard l'a merveilleusement démontré, dit la vérité. Il suffit d'exposer.

Depuis l'amour courtois, la culture européenne se représente l'amour comme une sorte d'Absolu qui ne peut se réaliser que dans la mort. Je n'ai pas été jusque là avec mon auditoire, mais réfléchissons : lorsque Jacques Lacan ose dire que "le réel c'est l'impossible", il est marqué par cette culture, où l'amour est ce dont on n'a pas l'expérience, ce qui dépasse la capacité d'un être humain normalement constitué, bref : l'impossible. Le suicide de Stefan Zweig avec sa deuxième épouse n'est pas l'histoire du bûcher funèbre d'un maharadjah. C'est une figure littéraire, que l'on retrouve d'ailleurs au cinéma ou dans la chanson. Cette image, ce mythe influence les comportements (même si tout le monde n'est pas Zweig). Qui dira le bal étrange de l'amour et de la mort ?

Pierre Boutang avait compris que ce mythe amoureux pouvait introduire l'analyste à un "apocalypse du désir", c'est-à-dire à un dévoilement de la vérité de l'amour par contraste. Cette vérité de l'amour est bien évidemment chrétienne.

Le christianisme sauve l'amour de la mort en lui donnant un objectif digne de son élan : le mal. D'une manière ou d'une autre, tout amour véritable a pour objet premier de surmonter le mal. Dans l'amour humain, il est impératif d'aimer les défauts de l'autre. Dans l'amour divin, l'instinct sert de matière oblative à l'amour. Mais l'amour est toujours l'art de passer les obstacles ou de les transformer en provocation vers un plus grand amour et vers une autre vie. "Tout coopère au bien pour celui qui aime Dieu" écrit saint Paul qui parle d'expérience.
On peut faire comme si le mal n'existait pas, comme s'il était pour les autres, comme s'il ne se réalisait que marginalement dans un monde qui devrait forcément être le meilleur des mondes possibles... Dans ce cas, le désir, perçu comme idéal ou idyllique, nous renvoie forcément à la mort. La petite devient un avant goût de l'autre. Eros rencontre infailliblement Thanatos.

Le seul amour qui survive, c'est celui qui en soi ou chez l'autre, dans le couple, dans le monde et jusqu'à la vie éternelle, AFFRONTE LE MAL sans barguigner, et d'abord sait l'appeler par son nom, sans tricher. Le seul amour qui survive est un amour rédempteur. Les catholiques préciseront : amour co-rédempteur, car le seul amour rédempteur, le seul qui ait un jour définitivement vaincu la mort par la résurrection c'est l'amour du Christ. Nous n'aimons bien, que nous le sachions ou que nous ne le sachions pas, que dans le Christ.

Je vous laisse sur une formule de Simone Weil, qui dit d'une traite ce que je m'échine à montrer : "Le mal est à l'amour ce que le mystère est à l'intelligence : il le rend surnaturel".

3 commentaires:

  1. Quid du refus de l'amour, perçu comme "péché" par excellence par les tradis ? Il ne s'agit pas de la "fornication" (quel terme odieux, qui reflète si peu de ce qui se passe entre un homme et une femme !), mais de l'amour ou de l'amitié profonde avec le sexe opposé, fusion de l'âme et de l'esprit, pas forcément des corps et qui dans certains milieux est très souvent fuie, esquivée, évitée au nom du "ne nos inducas in tentationem". C'est comme si l'on sacrifiait à l'autel de la "chasteté" (qui n'est que celle des corps; si l'on fuit tellement la "tentation" c'est que l'on en imagine..!)toute relation même amicale avec un homme pour ces dames ou une femme pour ces messieurs, pas d'échanges plus profonds, pas de sorties amicales, pas d'attachement, rien, nihil, non possumus. D'où viennent ces peurs obsessionnelles ? M.l'abbé, vous qui connaissez cette mentalité tradi, merci de votre éclairage.

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  2. Monsieur l'abbé,

    Puis-je vous poser une question qui n'a pas vraiment sa place sous ce billet, mais qui me taraude depuis un certain temps : la politesse est-elle chrétienne ?
    Je m'explique : né dans un milieu populaire, vivant à Paris dans le seizième arrondissement, je souffre souvent de certaines formes de convenances que je trouve mutilantes.
    Dans la campagne où j'ai grandi, on saluait souvent les inconnus ; ici, je trouve horrible que, dans une ville où tant de gens souffrent de la solitude, beaucoup refusent un contact parce que l'interlocuteur potentiel ne leur a pas été présenté. Et cela, que l'on soit chrétien ou pas.
    Alors, je me suis peu à peu forgé cet élément de réponse : la politesse est chrétienne quand elle nous rapproche des autres et rend les rapports plus aisés.
    Elle est contraire à l'esprit de l'évangile lorsqu'elle ne sert qu'à exclure, et à conforter l'orgueil de ceux qui ont des "manières".
    Qu'en pensez vous ?

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  3. Monsieur l’abbé Vous avez cité dans votre Blog sur l’amour. Vous citez Zweig, à propos de sa dernière nouvelle. Personnellement, je pense que Zweig est un auteur chrétien en creux, c’est à d ire qui nous appelle à aller plus loin. parce qu’il a tout compris , mais n’a rien pu fonder, à par son suicide final, qui couronne son désespoir devant une Europe, sa patrie, défigurée ;par la barbarie et l’échec de tout amour humain Il appelle donc ses lecteurs à un dépassement ;;;chrétien. je vous livre un commentaire que j’avais publié sur son seul véritable roman « impatience du cœur », assez mal connu, commentaire qui s’applique aussi à la nouvelle que l’on vient d republier « le voyage dans le temps :

    Le seul véritable roman de Zweig, «Ungeduld des Herzens», traduit par «Pitié dangereuse» peut nous y aider. Roman passionnant à plus d'un titre, comme suspense haletant, mais aussi confession et enfin avertissement. Le héros, Anton Hofmiller, jeune officier de cavalerie désargentée, qui trompe son ennui dans une garnison aux confins de la Hongrie, accepte au printemps 1914 une invitation chez Herr von Kekesfalva, riche et fastueux notable du lieu qui consacre toute sa vie et sa fortune à sa fille Edith paralysée. Comme le résume l’éditeur français : Au cours d’une soirée il invite sa fille à danser, ignorant son état. Terrorisée par sa « gaffe» , et désireux de la réparer ,Anton pris de pitié pour l’infirme multiplie les visites. Edith von Kesleva cache de plus en plus mal son amour que lui inspire le bel officier, qui ne veut s’apercevoir de rien jusqu’au moment où il sera acculé. » Car rien n’est plus dangereux que la pitié ou sa fausse conception comme lui explique le médecin de famille Condor, qui, lui, sait ce qu’exige le vrai dévouement à ses malades et qui en donne une définition dans une citation que Zweig placera en exergue de son roman :
    « Il existe deux sortes de pitiés : la première qui est sentimentale et faussement courageuse qui n’ est à vrai dire impatience du cœur de se libérer le plus vite possible de l’émotion envahissante qui vous étreint dans la souffrance d’autrui , qui n’est en rien compassion mais mouvement instinctif de défense de l’âme contre la souffrance étrangère .Et il existe une autre, la seule qui compte qui n’est pas pitié sentimentale, mais compassion créatrice, qui sait ce qu’elle veut, décidée à persévérer avec patience et tolérance dans les épreuves jusqu’aux dernières extrémités de ses forces et même au-delà..
    Si ce roman ne nous laisse pas indemnes, c’est en effet parce qu’il il nous révèle aussi pas à pas notre lâcheté à travers celle du héros trop attaché à sa réputation dans le monde, incapable de se résoudre à la vraie compassion, se dispersant dans une pitié qui n’est qu’impatience du cœur et qui dissimule de fait un manque de cœur et conduisant avec les meilleures intentions à la catastrophe finale dont lui seul se sauvera en se jetant à corps perdu dans la guerre. Par son appel à la vraie compassion, ce pourrait être un roman chrétien en creux où il ne manque que la grâce qui sauve! Comme si le merveilleux talent de conteur, quelle économie de toucher de cet écrivain, lui avait seulement permis de tout comprendre sans avoir pu fonder en acte. Car ce roman est bien la confession d‘un enfant du siècle ( Mémoires d’un européen) impuissant à empêcher le désastre et tout autant à accepter paisiblement cette impuissance.
    Donc en arrière plan, l’histoire passionnée, très intime et bouleversante de l’Autriche -Hongrie, que symbolise Edith paralysée , lentement massacrée par l’histoire ( Joseph Roth , le compatriote de Zweig , avec un autre style l’a illustré dans un domaine voisin» avec ses deux ouvrages , «la marche Radetzski»» (2) et l’hommage émouvant de « la crypte des capucins qui sont comme deux flambeaux «in memeriam» de l’ancienne monarchie pour ces orphelins de l’histoire.)
    Enfin, Zweig ce grand ami des médecins et écrivains viennois ( Schnitzler et Freud ) ne nous donne-t-il pas une piste pour son suicide proche, ne nous envoie-t-il pas un message d’outre tombe à la vieille Europe, morte par la faute de tous depuis son suicide collectif de la Grande Guerre ? Et n’est ce pas ce qui va constituer le lien secret entre lui et Bernanos qui va lui survivre ? l’auteur du « journal d’un curé de campagne n’a-t-il pas été fécondé spirituellement par Zweig pour poursuivre cette quête fondatrice ?
    Bernanos a quelque fois peu compris, et son oeuvre forte , souvent sublime ne ruisselle pas toujours, même en creux, de charité chrétienne, trop de scories de polémiste. Son l’œuvre romanesque est manifestement inspirée et explore le désespoir charnel. Mais il lui reste, chevillé au corps, la fidélité à l’espérance chrétienne, l’aspiration à la grâce qui vaincra finalement notre faiblesse. Cette oeuvre culmine avec la fin du «dialogue des carmélites» où Blanche de la Force, surmontant enfin son incurable peur, non bien sûr par son mérite seul mais par la grâce mystérieusement réfractée par la mère supérieure, va héroïquement prendre place dans le chœur de la communion de saints, de cette Eglise visible et invisible qui secrètement nous réunit. Et nous rend spectateurs actifs de cet hymne à la grâce .
    A-t-il vu ou senti en 1942 cet écrivain tourmenté le fil d’Ariane qui relie la lâcheté devant la souffrance du lieutenant Hofmiler, à celle de Blanche de La Force, effrayée à juste titre par cette révolution dévastatrice, annonciatrice des horreurs, où allait sombrer l’Europe de Zweig ? Avait -t- il pu comprendre, déjà en 1942, qu’il n’est d'héroïsme que par notre lâcheté offerte graduellement en sacrifice ? Et cela Zweig l’avait formellement écrit et pressenti dix ans avant lui( 3), plus proche, lui le juif probablement agnostique, plus irrigué de la charité chrétienne qui comprend tout? (4)
    Réduire son suicide en 1942 à une lâcheté ou désertion devant l’ennemi comme l’a dit Thomas Mann est un peu vain et dérisoire, comme réduire son immense tristesse au triomphe apparent d’une idéologie insane. (5) Nous n’avons pas à juger, et c’est prendre le risque de ne pas déchiffrer la part la plus bouleversante de son oeuvre, et plus grave - de laisser aujourd'hui son suicide être lettre morte. Admirons plutôt Zweig d’avoir tenter de jeter ses dernières forces dans ce combat et de laisser principalement dans ce roman ce testament, à nous européens, dont la vocation est peut être bien de pouvoir dire « notre cœur était brûlant .......... »..
    h.p.


    1) «Sous le soleil de l’exil de Sébastien Lapaque au éditions Grasset
    (2) Zweig s’est sûrement inspiré de du thème de la marche Radezski , qu’il avait lu , dans son dernier roman
    .(3) La pitié dangereuse date de 1937 , le dialogue des carmélites de 1947..
    (4) On trouve chez Zweig grand lecteur des résonances proche de Dostoïevski , le grand maître en psychologie comme l’a reconnu Nietzsche, mais le saut dans la foi en moins ....
    (5) Cette idéologie est aussi le fruit vénéneux de deux siècles de réduction de la pensée et de la violence institutionnalisée comme légitimité initiée par la France en Europe à la fin du 18 siècle mais c’est un autre débat

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